Extrait
des Mémoires de Vidocq
« Lacour, Marie-Barthélemy, âgé
de onze ans, demeurant rue du Lycée, écroué à la Force le 9 ventôse, an ix,
comme prévenu de tentative de vol; et onze jours après, condamné à un mois de
prison par le tribunal correctionnel. Le même, arrêté le 2 prairial suivant, et
reconduit de nouveau à la Force, comme prévenu de vol de dentelles dans une
boutique. Mis en liberté ledit jour par l'officier de police judiciaire du 2e
arrondissement. Le même , enfermé à Bicêtre le 23 thermidor an x, par ordre de
M. le préfet ; mis en liberté le 28 pluviôse an xi, et conduit à la préfecture.
Le même, entré à Bicêtre le 6 germinal an xi, par ordre du préfet ; remisa la
gendarmerie le 22 floréal suivant, pour être conduit au Havre. Le même, âgé de
17 ans, filou connu, déjà plusieurs fois arrêté comme tel, enrôlé volontairement
à Bicêtre, en juillet 1807, pour servir dans les troupes coloniales; remis le 31
dudit mois à la gendarmerie pour être conduit a sa destination. Évadé de l'île
de Ré dans la même année. Le même Lacour dit Coco (Barthélemy) ou Louis ,
Barthélemy, âgé de 21 ans, né à Paris, commissionnaire en bijoux, demeurant
faubourg Saint-Antoine, n° 297. Conduit à la Force le Ier décembre 1809, comme
prévenu de vol; condamné à deux ans de prison par jugement du tribunal
correctionnel le 18 janvier 1810, conduit ensuite au ministère de la marine
comme déserteur.
Le même, conduit à Bicêtre le 22 janvier 1812, comme voleur incorrigible.
Conduit à la préfecture le 3 juillet 1816. Lacour dans sa jeunesse a offert un
bien triste exemple des dangers d'une mauvaise éducation. Tout ce que je sais de
lui depuis sa libération semble démontrer qu'il était né avec un excellent
naturel. Malheureusement il appartenait à des parents pauvres. Son père,
tailleur et portier dans la rue du Lycée, ne s'occupa pas trop de lui pendant
ces premières années d'où dépendent souvent la destinée des hommes. Je crois
même que Coco resta orphelin en bas âge. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il
grandit, pour ainsi dire, sur les genoux de ses voisines, les courtisanes et les
modistes du palais Égalité; comme elles le trouvaient gentil, elles lui
prodiguaient des douceurs et des caresses, et lui inculquaient en même temps ce
qu'elles appellent de la malice. Ce furent ces dames qui prirent soin de son
enfance ; constamment elles l'attiraient auprès d'elles : il était leur
récréation, leur bijou, et lorsque les devoirs de l'état ne leur laissaient pas
le loisir de tant d'innocence, le petit Coco allait dans le jardin se mêler à
ces groupes de polissons qui, entre le bouchon et la toupie, tiennent école
mutuelle des tours de passe-passe. Éduqué par des filles, instruit par des
apprentis filous, il n'est pas besoin de dire de quels genres étaient les
progrès qu'il fit. La route qu'il - suivait était semée d'écueils. Une femme qui
se croyait sans doute appelée à lui imprimer une meilleure direction, le
recueillit chez elle : c'était la Maréchal, qui tenait une maison de
prostitution, place des Italiens. Là Coco fut très bien nourri, mais sa
complaisance était la seule des qualités morales que son hôtesse prit à tâche de
développer. Il devint très complaisant : il était au service de tout le monde,
et
s'accommodait à tous les besoins de l'établissement dont les moindres détails
lui étaient familiers. Cependant le jeune Lacour avait ses jours et ses heures
de sortie; il sut, à ce qu'il paraît, les employer, puisque avant sa douzième
année il était cité comme l'un des plus adroits voleurs de dentelles : et qu'un
peu plus tard ses arrestations successives lui assignèrent le premier rang parmi
les voleurs au bonjour, dits les chevaliers grimpant*. Quatre ou cinq ans de
séjour à Bicêtre où, par mesure administrative, il fut enfermé comme voleur
dangereux et incorrigible, ne Je corrigèrent pas ; mais là du moins, il apprit
l'état de bonnetier, et reçut quelque instruction. Insinuant, flexible, pourvu
d'une voix douce et d'un visage efféminé sans être joli, il plut à un M. Mulner,
qui, condamné à seize ans de travaux forcés, avait obtenu la faveur d'attendre à
Bicêtre l'expiration de sa peine. Ce prisonnier, qui était le frère d'un
banquier d'Anvers, ne manquait pas de connaissances : afin de se procurer une
distraction , il fit de Coco son élève , et il est à présumer qu'il le poussa
avec amour, puisqu'en très peu de temps Coco fut en état de parler et d'écrire
sa langue à peu près correctement. Les bonnes grâces de M. Mulner ne furent pas
l'unique avantage que Lacour dut à un extérieur agréable. Durant toute sa
captivité, une nommée Elisa l'Allemande, qui était éprise de lui, ne cessa pas
de lui prodiguer des secours : cette fille, qui lui sauva véritablement la vie,
n'a, dit-on , éprouvé de sa part que de l'ingratitude.
Lacour est un homme dont la taille n'excède pas cinq pieds deux pouces, il est
blond et chauve, a le front étroit, on pourrait dire humilié, l'œil bleu mais
terne, les traits fatigués, et le nez légèrement aviné à son extrémité : c'est
la seule portion de sa figure sur laquelle la pâleur ne soit pas empreinte. Il
aime à l'excès la parure et les bijoux, et fait un grand étalage de chaînes et
de breloques ; dans son langage il affectionne aussi beaucoup les expressions
les plus recherchées dont il affecte de se servir à tout propos. Personne n'est
plus poli que lui, ni plus humble; mais au premier coup d'œil on s'aperçoit que
ce ne sont pas là les manières de la bonne compagnie : ce sont les traditions dû
beau monde telles qu'elles peuvent encore arriver dans les prisons et dans les
endroits que Lacour a du fréquenter. Il a toute la souplesse des reins qu'il
faut pour se maintenir dans les emplois, et, de plus, une étonnante facilité de
génuflexion. Tartufe, avec qui il a, du reste, quelque ressemblance, ne s'en
acquitterait pas mieux.
Lacour, devenu mon secrétaire, ne put jamais comprendre que, pour le décorum de
la place qu'il occupait, sa compagne successivement fruitière et blanchisseuse,
depuis qu'elle n'était plus autre chose, ne ferait pas mal de se choisir une
industrie un peu plus relevée. Une discussion s'éleva entre nous à ce sujet, et
plutôt que de me céder, il préféra abandonner le poste. Il se fit marchand
colporteur et vendit des mouchoirs dans les rues. Mais a bientôt, rapporte la
chronique, il se donna à la congrégation, et s'enrôla sous la bannière des
jésuites : dès-lors il fut en odeur de sainteté auprès de MM. Duplessis et
Delavau. Lacour a toute la dévotion qui devait le rendre recommandable à leurs
yeux. Un fait que je puis attester, c'est qu'à l'époque de son mariage, son
confesseur, qui tenait les cas réservés, lui ayant infligé une pénitence des
plus rigoureuses, il l'accomplit dans toute son étendue. Pendant un mois, se
levant à l'aube du jour, il alla les pieds nus de la rue Sainte-Anne au
Calvaire, seul endroit où il lui fût encore permis de rencontrer sa femme, qui
était aussi en expiation.
Après l'avènement de M. Delavau, Lacour eut un redoublement de ferveur; il
demeurait alors rue Zacharie, et bien que l'église Saint-Séverin fût sa
paroisse, pour entendre la messe il se rendait tous les dimanches à Notre-Dame,
où le hasard le plaçait toujours près ou en face du nouveau préfet et de sa
famille. On ne peut que savoir gré à Lacour d'avoir fait un si complet retour
sur lui-même; seulement il est à regretter qu'il ne s'y soit pas pris vingt ans
plus tôt : mieux vaut tard que jamais.
Lacour a des mœurs fort douces, et s'il ne lui arrivait pas parfois de boire
outre mesure, on ne lui connaîtrait d'autre passion que celle de la pêche :
c'est aux environs du Pont-Neuf qu'il jette sa ligne ; de temps à autre il
consacre encore quelques heures à ce silencieux exercice, près de lui est assez
habituellement une femme, occupée de lui tendre le ver : c'est madame Lacour,
habile autrefois, à présenter de plus séduisantes amorces. Lacour se livrait à
cet innocent plaisir, dont il partage le goût avec Sa Majesté Britannique et le
poète Coupigny, lorsque les honneurs vinrent le chercher : les envoyés de M.
Delavau le trouvèrent sous l'arche Marion : ils le prirent à sa ligne, comme les
envoyés du sénat romain prirent Cincinnatus à sa charrue. Il y a toujours dans
la vie des grands hommes des rapports sous lesquels on peut les comparer :
peut-être madame Cincinnatus vendait elle aussi des effets aux filles de son
temps. C'est aujourd'hui le commerce de la légitime moitié de Coco-Lacour : mais
c'en est assez sur le compte de mon successeur."
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